Élections législatives françaises de 2002/revue de presse avant élections

De Suffrage Universel
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Les candidats insistent plus sur l'insécurité que sur l'intégration

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3224--260492-,00.html

Le Monde daté 30/01/2002 (paru le 29/01 a-m à Paris)

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les partis et leurs porte-parole ont mis en sourdine le thème de la France multiculturelle. En musclant leur discours sur la lutte contre la délinquance, ils prennent le risque d'accroître le fossé avec ces électeurs issus de l'immigration. "C'EST une conférence de presse "à la Corse"", sourit Nasser Ramdane. Sur une vidéo enregistrée le 23 janvier, ce membre du comité de campagne de Robert Hue apparaît - sans cagoule ! -, sur un balcon de La Courneuve, un papier à la main, aux côtés de trois autres élus communistes de Seine-Saint-Denis. Il lit une lettre ouverte, adressée au président de la République et au premier ministre, sur le droit de vote des étrangers aux élections locales. "La violente déflagration du 11 septembre a pulvérisé d'un souffle les efforts accomplis. Constat : l'ignorance fait des progrès et la jeunesse issue des immigrations se retrouve à la merci des surenchères sécuritaires", énonce-t-il. Un constat partagé par les élus, de droite comme de gauche, chargés de ces questions.

Les attentats du 11 septembre 2001, puis les incidents du match de football France-Algérie, le 6 octobre, ont-ils sonné le glas des projets politiques en matière d'intégration ? Le retour en force de la thématique sécuritaire dans la campagne présidentielle semble avoir mis un coup d'arrêt aux avancées enregistrées jusqu'à présent dans le débat public. Lors de la préparation des élections municipales, la présence de candidats issus de l'immigration sur les listes semblait presque devenue banale. Quatre mois plus tôt, nul ne s'était étonné d'entendre Alain Madelin chanter les louanges d'une France "tout naturellement pluriculturelle". S'adressant à une cinquantaine de jeunes issus de l'immigration, le 9 novembre 2000, le président de Démocratie libérale, qui exprimait son "envie" d'être candidat à l'Elysée, affirmait que "tout projet politique doit être aujourd'hui aux couleurs multicolores de cette nouvelle France".

Sur ce point, le discours - sinon le projet - du candidat Madelin est devenu monocolore. Le député se dit, certes, toujours convaincu que ce "grand enjeu des prochaines années" doit traiter non seulement des questions de sécurité, mais comporter également des mesures concernant le logement, l'école et l'emploi pour "s'attaquer à la racine du mal". "S'il y a un endroit où l'"ascenseur social" est en panne, c'est bien là", commente-t-il. Pourtant, s'il a effectué de discrètes "virées" dans les banlieues, la crise internationale et la bonne tenue de Jean-Marie Le Pen dans les sondages l'ont incité à prôner la fermeté plus que l'ouverture.

M. Madelin, qui répugne à employer le terme d'"intégration" - auquel il préfère le diagnostic de "désintégration" —, reconnaît qu'il est désormais "plus difficile" d'aborder ce sujet : "En raison des événements en Afghanistan, il y a un regard un peu plus lourd de la communauté française de souche sur les nouveaux Français d'origine maghrébine ; et, à l'intérieur de cette jeunesse, une attitude plus provocatrice et plus rebelle", confie-t-il. Le candidat a reporté une réunion publique au Zénith, qui devait rassembler des "jeunes de toutes origines". Quant à la mise en place de comités de soutien dans les banlieues, elle a été quasiment passée sous silence.

M. Madelin n'est pas le seul candidat à éviter désormais le sujet. Au point que le thème de l'intégration ne semble pas avoir fait son apparition dans la campagne présidentielle, au grand dam des élus chargés de ce sujet dans les différents partis. La député européenne DL Tokia Saïfi déplore qu'on assiste, de façon générale, à "un amalgame complet entre les quartiers, l'intégration et l'insécurité". "Les responsables politiques ont le devoir de clarifier leur discours", ajoute-t-elle, relevant que "l'image des jeunes issus de l'immigration subit les dégâts du 11 septembre et d'une insécurité qu'ils subissent eux-mêmes".

En pointe sur ces questions, le maire (UDF) d'Amiens, Gilles de Robien, partage ce constat. Mais il préfère afficher son optimisme. "L'insécurité étant une des conséquences de l'échec des politiques d'intégration, ce thème va forcément finir par apparaître", affirme le directeur de campagne de François Bayrou. Pour autant, M. de Robien craint une "récup'Front nat'", c'est-à-dire "que cette question soit abordée sous le mauvais angle : "L'ennemi, c'est les autres."" Secrétaire nationale chargée de l'intégration au RPR, Fatima Zellagui déplore "un repli de la classe politique" et s'inquiète d'une remise en question du travail qu'elle a amorcé dans des conditions difficiles, "la droite n'ayant jamais pu parler à cet électorat pendant des années". "Je suis très inquiète", confie-t-elle, envisageant "un repli communautaire des classes moyennes, qui risquent de porter l'étendard de l'islam plutôt que de mettre en avant la promotion et l'initiative".

APPAREILS CONSERVATEURS

Ces préoccupations sont partagées à gauche. "Il faut aborder ces questions", estime Cécile Helle. Secrétaire nationale du PS aux droits de l'homme et à l'intégration, la députée du Vaucluse reconnaît que l'intégration n'a "jamais été un thème fondamental d'une campagne", mais elle évoque "un vrai risque de repli et de dégâts communautaristes". Le porte-parole du candidat des Verts constate qu'"à droite comme à gauche les appareils politiques sont plus conservateurs que la société française. La seule formule qui vaille, c'est "j'ai peur, donc je suis"". Stéphane Pocrain assure que "l'intégration reste un axe prioritaire" de la campagne de Noël Mamère, comme le prouvent ses prises de position sur le droit de vote des étrangers aux élections locales ou sa dénonciation de la double peine. Mais il invite sa formation à "élargir sa base" pour "ne pas paraître exclusivement préoccupés par les "bobos"".

Usant de son image de fermeté forgée au ministère de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement n'a pas eu à forcer le trait sur la thématique sécuritaire pour bénéficier du contexte créé par les attentats du 11 septembre. Président de l'association Agir pour la citoyenneté, créée en janvier 2001, Karim Zéribi, qui fait partie du premier cercle de M. Chevènement, souligne que ce dernier a "un discours cohérent : une vision exigeante et rigoureuse de la sécurité, et une capacité de parler d'une politique d'égalité et d'accès à la citoyenneté". M. Zéribi juge qu'il existe un "espace extraordinaire" pour peu que l'on refuse les "discours démagogiques du tout répressif ou de l'angélisme". Il juge d'abord "indispensable" de "couper court aux amalgames" et de refuser "l'équation banlieue = délinquance = intégrisme". Si les candidats ont oublié les jeunes jeunes issus de l'immigration, ils n'ont pas pris le risque de les stigmatiser à la moindre flambée de violence dans les quartiers difficiles : ils représentent plusieurs centaines de milliers d'électeurs.

Jean-Baptiste de Montvalon

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Portrait de candidats issus de l'immigration

Tokia Saïfi (DL)

Le monde politique a découvert Tokia Saïfi au printemps 1999, lorsque cette fille d'immigrés algériens a été propulsée, par la volonté d'Alain Madelin, au huitième rang de la liste que le président de Démocratie libérale conduisait, avec Nicolas Sarkozy, aux élections européennes. Militante associative, à Lille, depuis la fin des années 1980, Mme Saïfi a été "naturellement de gauche", avant de changer de camp. Candidate aux élections municipales de 1995, à Lille, sur la liste de droite conduite par le sénateur (non inscrit) Alex Türk, elle échoue encore, trois ans plus tard, aux régionales, où elle figure sur une liste de Génération Ecologie. Vouant une grande reconnaissance à M. Madelin, qui, souligne-t-elle, a été "le premier à adresser un signe d'ouverture" en permettant à une "beurette" de faire son entrée au Parlement européen, Mme Saïfi s'est efforcée de dénicher à son tour des candidats issus de l'immigration, pour le compte de DL, lors de la préparation des dernières élections municipales.

Fatima Zellagui (RPR)

Fille d'un ancien harki, Fatima Zellagui a obtenu son bac à 25 ans, après avoir connu "cinq années de galère et de chômage". Devenue cadre spécialisée dans les ressources humaines, elle avait été remarquée par Jacques Toubon et Roselyne Bachelot, lors d'un forum réunissant des chefs d'entreprise et des jeunes des banlieues. C'est ainsi qu'elle se décide à figurer sur la liste conduite par Edouard Balladur aux élections régionales de 1998, puis en étant candidate aux municipales dans le 13e arrondissement de Paris. La présidente du RPR l'a nommée secrétaire nationale chargée de l'intégration. Son credo ? L'intégration par l'économique. Son "cœur de cible" ? Les classes moyennes, issues de l'immigration, victimes elles aussi de discriminations et tentées par le repli communautaire, qui voudraient "enfin devenir des acteurs visibles de la société". Attachée à la reconnaissance d'"un islam de France", elle défend l'idée de constituer un conseil représentatif de la communauté musulmane.

Karim Zeribi (MDC)

Une blessure au genou l'a empêché de poursuivre sa carrière de footballeur. Karim Zeribi est devenu, à 35 ans, le lien indispensable du candidat Jean-Pierre Chevènement avec les milieux issus de l'immigration. Petit-fils d'un syndicaliste algérien arrivé en France dans les années 1950, il passe "une enfance heureuse, dans une barre en béton, à Avignon". Il réussit le concours de la SNCF et devient délégué CGT de la région PACA. La vie associative le jette alors "de 8 heures à minuit dans les cités". En 1998, coup de foudre en voyant le président du MDC dans un débat télévisé. Prise de contact, séduction réciproque. M. Zeribi entre au cabinet du ministre de l'intérieur, participe à la mise en place des commissions départementales d'accès à la citoyenneté (Codac). Puis il crée Agir pour la citoyenneté et monte le Parlement des banlieues "pour faire vivre le réseau sur le terrain", avec de jeunes élus municipaux, de gauche et de droite : "Il faut tous s'y mettre, il y a trop d'urgence dans les banlieues."

"Voter, c'est un droit ; donc, c'est un devoir"

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reportage 

S'ils ne sont pas dupes des discours, ils veulent se faire entendre

ENTRE deux bouchées de hamburger au McDonald's des Halles, dans le centre de Paris, Farid, 22 ans, prévient : "Ce que j'ai à dire sur les politiques, c'est pas beau à entendre."Une fois lancé sur le sujet, il est intarissable. "On est comme des marionnettes : eux, c'est des marionnettistes ; les fils, c'est les médias et, en particulier, la télévision", affirme le jeune de Bobigny (Seine-Saint-Denis), agent de prévention à la RATP. Il a beau comparer les hommes politiques à "une mafia" qui ne mérite que "mépris" et "indifférence", il n'a pas l'intention de s'abstenir aux prochaines élections.

Pour beaucoup qui, comme Farid, font partie de la première génération d'électeurs dans des familles dont les parents n'ont pas toujours la nationalité française, voter n'est pas une mince affaire. Nombre d'entre eux ont "oublié" de s'inscrire sur les listes électorales, d'autres regrettent de ne pas être assez sensibilisés.

"Les élections, c'est marrant ! Ma mère, quand elle regarde les élections, c'est Miss France pour elle", sourit Sabri, un jeune chômeur de 20 ans d'origine algérienne. Venu de Trappes (Yvelines) pour acheter des "fringues"aux Halles, il a l'air davantage préoccupé par les jeunes filles qui se promènent dans la galerie marchande que par la politique. Mais, même avec des airs ironiques et désinvoltes, il affirme qu'il se rendra au bureau de vote "pour éviter que Le Pen gagne".

S'ils se sentent souvent "mal représentés" et déclarent fréquemment ne pas être intéressés par la politique, rares sont ceux qui sont sûrs de ne pas aller voter. Au contraire. "Si tu ne votes pas, tu donnes ta voix à quelqu'un d'autre", expliquent certains. Ils opposent "ceux qui brûlent des voitures" à "ceux qui vont voter". Ceux qui veulent se faire entendre à ceux qui veulent se faire comprendre.

"JOSPIN A DECU "

"Voter, c'est un droit ; donc, c'est un devoir", résument Laila, 23 ans, et sa cousine Meriem, 18 ans, qui, sous leurs voiles vert et bleu, laissent leur discussion en plan pour débattre politique en pleine rue. Ces deux habitantes du quartier Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris, connaissent les acteurs politiques français sur le bout des doigts et analysent avec aisance les stratégies d'Alain Lipietz, Martine Aubry ou Dominique Strauss-Kahn. "Le fait d'être scolarisé est une attache à la société ; donc, on a plus tendance à aller voter", explique Laila, étudiante en sciences humaines, comme sa cousine.

Devisant en arabe avec deux amis devant la bibliothèque de l'université de Saint-Denis, Tahar, 20 ans, étudiant en DEUG, n'a pas cette assurance : "Chevènement, c'est le barbu, c'est ça ?", tente-t-il de se faire confirmer par Fakher, 22 ans, qui, contrairement à lui, n'a pas la nationalité française et ne pourra donc pas voter.

Malgré une connaissance parfois partielle du paysage politique, ils ont chacun leur logique pour choisir leur candidat. "Je m'éloigne au maximum de l'extrême droite : donc, je vais voter à gauche", explique Sabri, qui avoue ne pas avoir arrêté son choix sur un candidat particulier. Farid pense apporter sa voix à Noël Mamère : "C'est celui qui cache le mieux son mensonge." Pour Laila, qui rêve de voir Martine Aubry à l'Elysée, ce sera aussi Noël Mamère, parce que "Jospin a beaucoup déçu". "La gauche récupère toute la population issue de l'immigration. Du coup, elle ne fait pas assez d'efforts", ajoute-t-elle.

Une des personnalités qui revient le plus fréquemment dans leurs discours, c'est Jean-Pierre Chevènement. "Il paraît qu'il règle les problèmes liés à l'immigration sans racisme", explique Fakher, qui conseille à Tahar de voter pour le candidat MDC à l'élection présidentielle. Sans être dupes de sa stratégie électorale, ils ont été touchés de voir l'ancien ministre de l'intérieur visiter les cités. "Il y avait le peuple, le drapeau et... une petite assemblée d'immigrés, note Farid, qui l'a vu à la télévision, Jean-Pierre Chevènement, c'est un malin."

Pour justifier un "manque de repères", ils affirment ne pas s'intéresser aux personnes. Ce qui compte, ce sont les idées, les programmes. Il y a un thème qui leur tient à cœur en ce moment : l'"insécurité". Là, ils sont plus à l'aise, se disent en terrain connu. Ils estiment être les premières victimes de cette violence quotidienne et s'amusent des discours des hommes politiques... et de leurs "solutions". "Avant, il y avait un car de CRS en bas de ma rue. Maintenant, ils en ont rajouté un en haut, raconte Meriem, mais tu continues à te faire piquer ton sac entre les deux !"

Thomas Deltombe

Les limites du sentiment d'intégration

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Un quart des jeunes d'origine étrangère s'estiment rejetés

LES JEUNES issus de l'immigration se sentent-ils intégrés à la société française ? Pour répondre à cette question, le ministère délégué à la ville a commandé à l'IFOP une enquête, réalisée du 12 au 15 juin 2001 auprès de 522 personnes âgées de 15 à 25 ans, nées en France de parents algériens, marocains, tunisiens ou africains. S'ils sont, globalement, optimistes (76 %) quand ils pensent à l'avenir, ces jeunes Français portent un regard critique sur la capacité intégratrice de la société française. Plus du tiers pensent que, depuis dix ans, la situation des jeunes issus de l'immigration s'est dégradée ; 29 % seulement estiment qu'elle s'est améliorée.

Leur sentiment d'être rejetés est beaucoup plus fort que dans la population totale des jeunes du même âge (25 % contre 8 %). Il est particulièrement marqué chez les plus jeunes (27 %), les sans-diplôme (25 %) et les musulmans pratiquants (24 %). Les jeunes issus de l'immigration ont, aussi, un niveau élevé d'expérience de la discrimination : 43 % déclarent avoir déjà subi le racisme à l'école, notamment les garçons (47 %), tandis qu'un tiers l'ont éprouvé dans une situation de recherche d'emploi - 48 % chez les plus diplômés.

L'ECOLE PLEBISCITEE

L'enquête tente de mesurer la réalité de l'intégration de ces jeunes. Quelle langue parlent-ils au sein de leur famille ? Le français domine, utilisé soit de manière exclusive (21 %) ou indifféremment avec la langue d'origine des parents (47 %). La pratique exclusive du français est plus forte dans les familles d'origine africaine et algérienne dont le père est employé ou membre d'une profession intermédiaire. Seuls 16 % des jeunes interrogés déclarent que leurs parents n'utilisent, à la maison, que leur langue d'origine.

Autre facteur d'intégration mesuré : l'expérience d'une relation amoureuse mixte. Elle est massive, 66 % des sondés (77 % des 22-25 ans) déclarant avoir eu des relations avec un (ou une) Français(e). Le brassage en matière amoureuse reste, toutefois, très corrélé à la pratique religieuse : chez les musulmans pratiquants, seuls 43 % déclarent avoir eu une telle relation.

Aux yeux de ces jeunes, le principal lieu d'intégration reste l'école : 65 % la citent, avant le travail (48 %) et le sport (34 %). Contrairement à une idée reçue, la force intégratrice prêtée au quartier par les jeunes eux-mêmes est assez faible (19 %), davantage évoquée, toutefois, par les 15-17 ans (29 %). Sont rejetées en fin de liste, pour le rôle qu'elles jouent en matière d'intégration, les associations (16 %) et, surtout, la politique (5 %).

Christine Garin

DES BEURS DÉGAUCHIS

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Grand angle

A l'approche des élections, les partis lorgnent leurs voix

Existe-t-il un électorat beur ? Les hommes politiques en sont convaincus. A gauche, où l'on s'inquiète de le voir prendre ses distances. A droite, où l'on espère le récupérer.

Par Nathalie RAULIN

Libération mardi 29 janvier 2002

L'électorat beur serait à prendre. Et Jacques Chirac, promu «président-docteur» par Yasser Arafat (1), en bonne position pour le conquérir. Cette rumeur, qui enfle depuis la défaite socialiste aux dernières municipales, Pascal Boniface l'a prise au sérieux. En avril, dans une note interne au PS, ce militant et chercheur à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) a tiré la sonnette d'alarme: «Je suis frappé par le nombre de jeunes Beurs, de Français musulmans de tout âge qui se disent de gauche mais qui, par référence à la situation au Proche-Orient, affirment ne pas vouloir voter Jospin aux élections présidentielles (...). La situation au Proche-Orient et la timidité des socialistes à condamner la répression israélienne confortent un repli identitaire des musulmans en France dont personne ­ juifs, musulmans, chrétiens ou païens ­ ne peut se réjouir. Il vaut certes mieux perdre une élection que son âme. Mais en mettant sur le même plan le gouvernement d'Israël et les Palestiniens, on risque tout simplement de perdre les deux.» Cette note, Pascal Boniface la justifie aujourd'hui: «Ce prolongement électoral, purement intuitif, avait seulement pour but d'empêcher que l'on m'oppose l'argument facile de "la sensibilité des électeurs" pour imposer le statu quo.» La subtilité a échappé à l'ambassadeur d'Israël en France, qui, s'étant procuré la note, a agoni son auteur dans les colonnes du quotidien le Monde. Depuis, l'intérêt des candidats à l'Elysée pour les populations d'origine maghrébine n'a cessé de grandir. Nacer Kettane en a eu la preuve tangible. Le 22 novembre, le patron de la radio Beur FM a reçu coup sur coup une lettre signée Jacques Chirac et un appel du secrétariat particulier de Lionel Jospin. L'Elysée comme Matignon l'assuraient de leur «meilleurs voeux de succès» pour le concert de solidarité organisé au bénéfice des victimes des inondations à Alger. Ce soir-là, au Zénith, Nacer Kettane a reconnu dans la foule Jack Lang, ministre de l'Education, deux conseillers du Premier ministre et une représentante de Michèle Alliot-Marie, présidente du RPR. Une semaine plus tard, Chirac compatissait sur place devant les caméras aux malheurs des sinistrés de Bab el-Oued...

Signe des temps: Jean-Pierre Chevènement ne néglige pas davantage son image pro-arabe. Début janvier, le troisième homme en campagne effectuait lui aussi une tournée en Algérie, au Maroc et en Tunisie. «Les gens retiennent quelques clichés: d'un côté, Chirac qui tient tête aux policiers israéliens à Jérusalem, ou Chevènement qui démissionne du gouvernement à cause de la guerre du Golfe; de l'autre, Jospin qui traite les partisans du Hezbollah de terroristes, souligne Nadir Djennad, responsable des émissions consacrées aux élections sur Beur FM. Le capital sympathie des uns et des autres s'en ressent inévitablement.»

Le RPR dans la brèche

Sympathie n'est pas vote. Le relatif succès aux municipales des listes «Motivé-e-s», en rupture avec la gauche traditionnelle, tout comme l'apparition de Français d'origine maghrébine sur des listes RPR ou UDF (à Blois, Marseille, Reims...) ont néanmoins accrédité l'idée d'une volatilité accrue de cet électorat. Bernard Accoyer, délégué général du RPR, a voulu en avoir le coeur net: «J'ai cherché à savoir de quel poids pèsent les Beurs dans l'électorat et parmi nos militants. Sans résultat, la loi interdisant d'identifier les citoyens en fonction de leur origine (lire ci-contre).» Au doigt mouillé des associations beurs, un million de suffrages seraient aujourd'hui en jeu. Non négligeable.

A défaut de chiffres, le RPR a une intuition forte: entre les Beurs et le PS, le climat a viré à l'aigre. Bien vu. La deuxième génération, qui, en 1984, nourrissait les rangs de la «marche des Beurs», a pris ses distances. La politique étrangère y est pour un peu, les promesses non tenues pour beaucoup: en tête de liste, la promesse de 1981 concernant le droit de vote aux élections locales des résidents étrangers ­ «nos parents» scandent les intéressés. Ironie de l'Histoire: dans une contribution publiée début février par la Fondation Jean Jaurès, Laurent Fabius fait de cette promesse mitterrandienne un «chantier de la gauche moderne»... «La ségrégation spatiale, la stigmatisation ethnique et l'inégalité face à l'emploi sont des réalités, confirme Karim Zereb, responsable du mouvement Agir pour la citoyenneté et représentant actif de Jean-Pierre Chevènement dans les quartiers. Le gouvernement Jospin, et plus largement la gauche, n'y ont rien changé. D'où une perte de crédibilité.»

Devant l'acidité et la récurrence des critiques, le président de SOS Racisme, Malek Boutih, a sollicité en novembre un entretien avec le Premier ministre. «Tant que la droite républicaine n'avait pas clarifié ses relations avec l'extrême droite qui les stigmatisait, les Beurs n'avaient le choix qu'entre voter à gauche ou s'abstenir. Depuis les régionales de 1998, et plus encore depuis l'implosion du FN, la donne a changé. Une nouvelle génération d'électeurs a vu le jour. La gauche doit apporter des réponses à la volonté d'émancipation sociale de ces populations.» Lionel Jospin a écouté, perplexe, puis interrogé son interlocuteur: «Si ce n'est plus l'intégration, quel est le mot d'ordre?» Comme si les socialistes n'arrivaient pas à entendre ceux qui leur disent que l'opposition communautarisme contre citoyenneté est aujourd'hui dépassée. Signe du trouble ambiant, SOS Racisme, pourtant considérée comme une officine du PS, ne donnera pas de consigne de vote pour la présidentielle. Une première depuis sa création.

«Nous sommes bons à coller des affiches»

La pusillanimité de la gauche à promouvoir des militants issus de l'immigration a attisé les frustrations. En mars 2001, les listes aux municipales accueillaient en moyenne à l'échelle nationale 4 à 5 % de candidats d'origine étrangère, mais rares étaient ceux en position éligible. «Pour le PS, nous sommes bons à coller des affiches», accuse Mourad Hamoui, 36 ans, animateur à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). La droite s'est engouffrée dans la brèche. En quête de relais dans les quartiers populaires, le RPR offre des promotions éclairs aux jeunes transfuges. Kamel Amza, fils d'éboueur kabyle devenu chef d'entreprise, est de ceux qui ont franchi le Rubicon: «Quand on naît dans le 93, on naît à gauche: les profs sont de gauche, les associations sont de gauche, la municipalité est de gauche. Mais, quand on commence à travailler, on s'aperçoit qu'on n'a pas le même bagage que les autres, pas les mêmes chances de réussir. J'ai eu le sentiment d'avoir été trompé.» De son entretien au siège du RPR avec le maire du Raincy, Eric Raoult, Kamel Amza est ressorti avec un poste de délégué départemental du parti gaulliste: «J'ai voté Mitterrand en 1981 et 1988, Jospin en 1995. Je voterais Chirac en 2002.»

Un peu partout en France, la troisième génération s'est découverte pragmatique. Les banlieues font preuve a minima d'une neutralité bienveillante vis-à-vis des candidats qui offrent du concret: Patrick Balkany a séduit la cité Alsace de Levallois-Perret en promettant d'installer un lieu de prière au sous-sol du centre commercial Eiffel; le quartier Monclar, zone réputée sensible d'Avignon, a su gré à la candidate RPR d'embaucher plusieurs jeunes en CDD... transformables en CDI en cas d'élection. «Les socialistes sont tellement convaincus que notre vote leur est acquis qu'ils ne prennent même pas la peine de descendre dans les quartiers», s'énerve Yazid Kherfi, médiateur dans les cités chaudes de Chanteloup-les-Vignes et Mantes-la-Jolie (Yvelines). Contacté récemment par des proches d'Annette Peulvast-Bergeal, député PS candidate à sa réélection, il les a «envoyés paître». «En cinq ans, je ne les ai jamais vus dans les cités. Quand un flic a été acquitté du meurtre de Youssef (2), quand nous sommes descendus pour éviter les émeutes au Val-Fourré, ils n'étaient pas là pour expliquer aux jeunes qu'ils devaient continuer à faire confiance à la justice de leur pays.»

L'électorat beur, mûr pour rallier la droite républicaine? Stephane Oussaoui, chercheur en droit pénal, militant de l'association «Pas de quartier! Tous citoyens», nuance: «Seule une minorité aisée se tourne vers le RPR ou l'UDF, pour préserver ses acquis. Les autres rejettent la gauche sans pour autant choisir la droite. Depuis le début des années 1990, on assiste surtout à une poussée de l'abstention et de la non-inscription sur les listes électorales.» Un enjeu civique dont se sont saisies les puissantes associations de jeunes musulmans (JMF, UJM...) , qui en font une priorité. «Elles ne donnent pas de consignes de vote, mais il est à craindre qu'elles incitent implicitement à voter pour les candidats les plus à même de défendre leur particularisme religieux», s'inquiète un responsable beur laïc.

Vote blanc à l'école

Les politologues, eux, ne s'alarment pas: «Le vote communautaire, qu'il soit beur, juif ou autre, n'existe que dans la tête des responsables politiques locaux et des associations communautaires, affirme Vincent Geisser, sociologue à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) d'Aix-en-Provence. Les candidats donnent corps à leur croyance en faisant un enjeu électoral majeur d'une demande sociale qui n'est ni forcément exprimée (la construction d'une mosquée, par exemple) ni même centrale au regard des attentes des électeurs issus de l'immigration. En réalité, un vote beur n'est pas statistiquement identifiable: le milieu social, la logique professionnelle et l'affiliation syndicale sont des critères électoralement plus déterminants que l'origine ethnique ou l'appartenance religieuse.» Selon lui, la sensibilité ­ réelle ­ des Français d'origine maghrébine à la question israélo-palestinienne ou autre, à l'attitude de la France vis-à-vis du pays de leurs aïeux, influent peu sur leur choix électoral. Socialement plus défavorisés, ils seraient toujours enclins à voter à gauche. Témoin, cette simulation d'élection présidentielle réalisée l'an dernier dans plusieurs lycées classés en zone d'éducation prioritaire (ZEP), à Marseille, Montbéliard et Lille (3): lors de ce scrutin blanc, Jacques Chirac, réputé «ami des Arabes», a obtenu le soutien de 16,7 % des sondés musulmans (14 % des autres élèves). Lionel Jospin, le «caillassé de Bir Zeit», l'a emporté haut la main avec 38,6 % des suffrages musulmans (le double des non-musulmans). La rumeur ne serait encore qu'un avertissement.

(1) Venu demander le soutien de la France en octobre 1996 peu après l'échec du sommet israélo-palestinien de Washington, Yasser Arafat donne le change sur le perron de l'Elysée: «Le président Chirac m'a dit: quand vous avez des problèmes, contactez donc le docteur Chirac. Alors je contacte le président-docteur Chirac...»

(2) Dans la nuit du 8 au 9 juin 1991, Youssef Khaïf, 23 ans, a été tué d'une balle dans la nuque par un gardien de la paix de Mantes-la-Jolie, alors qu'il prenait la fuite à bord d'une voiture volée. Après dix ans de procédures judiciaires, ce dernier a été acquitté le 28 septembre.

(3) «L'Islam à l'école. Une analyse sociologique des pratiques et des représentations du fait islamique dans la population scolaire de Marseille, Montbéliard et Lille», IEHSI, 2001. Rapport dirigé par Vincent Geisser et Khadja Mohsen-Finan.


Un électorat difficile à quantifier

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Grand angle

Des Beurs dégauchis

Par Nathalie RAULIN

Libération mardi 29 janvier 2002

En droit français, l'électorat beur n'existe pas. La loi ne permet pas de distinguer ni de recenser les citoyens français en fonction de leur pays d'origine, ou les résidents en fonction de leur foi ­ le dernier recensement posant la question de la confession d'appartenance date de 1872. Politologues et associations n'ont donc pas d'autre choix que l'approximation. Selon les experts du Haut Conseil à l'intégration, quelque 4,1 millions de musulmans vivent aujourd'hui en France, dont 2,9 millions d'origine maghrébine. Pour évaluer leur poids électoral, il convient de retrancher les 1,4 million de Maghrébins vivant en France mais n'ayant pas la nationalité française, dénombré dans le recensement de 1990. Ainsi, ils seraient aujourd'hui 1,5 million d'enfants et petits-enfants d'immigrés algériens, marocains ou tunisiens, à pouvoir revendiquer la citoyenneté française. Tous ne sont pas en âge de voter et une partie n'est pas inscrite sur les listes électorales. Néanmoins, un constat s'impose: les Français d'origine maghrébine pèsent d'ores et déjà pour plusieurs centaines de milliers de suffrages dans les scrutins.

Le mythe du vote communautaire en question

Enquête sur les rapports entre la République, ses partis politiques et les diverses communautés sur la question de l'existence d'un vote communautaire en France.

Le Monde | 18.04.02 'archivé)

"La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances." L'article premier de la Constitution de la Ve République entend prévenir d'emblée le principe même d'un vote communautaire.

La question est pourtant d'actualité, et les candidats à l'élection présidentielle ne manquent pas de considérer comme primordiale leur image auprès des diverses communautés. Les exemples abondent.

Ainsi du récent rapprochement orchestré par le RPR entre des représentants de la communauté asiatique et le candidat Jacques Chirac. Quelque 500 Français, originaires des pays d'Asie, ont ainsi participé à un dîner-débat à Paris en vue de mobiliser les "700 000 électeurs" de la communauté asiatique en faveur de Jacques Chirac. Les anciens ministres Jacques Toubon (RPR), Philippe Douste-Blazy (UDF) et Claude Goasguen (DL) ont pris part à ce dîner-débat, à l'initiative du Groupe France-Asie.

Autres élections, mêmes préoccupations : lors des élections des conseils régionaux des œuvres universitaires, la montée dans les suffrages de l'association des Etudiants musulmans de France (EMF) a fait réagir les autres syndicats étudiants, l'UNI et l'UNEF, qui ont regretté un mouvement communautariste, "qui risque de mettre à mal le principe de laïcité" (Le Monde du 1er avril 2001).

Nouvelle illustration : une enquête commanditée par les sites Gay.com, e-llico.com et Illico sur le vote des gays et lesbiens. Il en ressort que gays et lesbiennes voteraient, pour près des deux tiers, à gauche au premier tour de l'élection présidentielle. Plus du quart pour Lionel Jospin, et plus d'un cinquième pour Noël Mamère.

L'existence d'un vote communautaire semble acquise, ou au moins à prendre en considération, pour beaucoup, et notamment pour les cabinets de campagne des candidats. Ainsi cherchent-ils à figurer dans les "petits papiers" des diverses communautés, en privilégiant un bon rapport avec les médias respectifs (radio, télé, journaux...), en distillant quelques déclarations bienveillantes à leurs égards, ou en organisant des réunions avec les représentants des communautés.

LE VOTE COMMUNAUTAIRE N'EST-IL QU'UN CONCEPT ?

La notion de vote communautaire est pourtant assez largement réfutée dès lors que l'on se réfère aux études publiées sur le sujet. La définition même du sujet est complexe. On entend par vote communautaire un comportement électoral indexé et déterminé par l'appartenance à une communauté, qu'elle soit ethnique, culturelle ou religieuse.

Ainsi, le vote communautaire n'existe-t-il que comme concept ? Parmi les rares études consacrées sur ce sujet en France, le travail de la sociologue Sylvie Strudel fait figure de référence. Centré sur l'étude du comportement électoral des juifs, Sylvie Strudel s'applique, par l'intermédiaire de son livre Votes juifs. Itinéraires migratoires, religieux et politiques (Paris, Presses de Sciences Po, 1995), à redéfinir la réalité ou non du mythe d'un "vote juif".

"Le "vote juif" s'est imposé ces dernières années parmi les mythologies sociales. La facilité avec laquelle cette notion a été acceptée pourrait s'expliquer par deux logiques : ultime moyen de conjuguer l'hétérogénéité réelle des juifs avec l'unité mystique ou mythique du peuple pour les uns et/ou encore fantasme antisémite de la "toute-puissance juive" pour les autres... Bien évidemment, l'analyse des fonctions latentes du "vote juif" ne dispense pas d'une réflexion sur son existence." Les conclusions de la chercheuse mettent ainsi en doute l'existence d'un vote communautaire au niveau de la population juive.

Les explications sont multiples : en dehors de l'absence de tradition politique française sur ce point, elle démontre d'abord que le poids démographique de la communauté juive en France n'est pas tel qu'il pourrait influer de manière décisive sur des élections nationales. Ensuite, l'électorat juif répond à divers stimuli autres que celui de la simple appartenance communautaire (statut social, urbanisation, identifications religieuses...). Non pas un vote juif, mais bien des votes juifs : "D'une enquête à l'autre, on ne saurait conclure à l'unicité d'un comportement électoral exprimé en fonction de l'appartenance au judaïsme : des éléments de différenciation traversent le groupe et perturbent l'hypothèse d'un "vote juif" : la diversité des positions sociales, l'existence ou non d'une migration, l'ancienneté de cette migration et/ou de l'acquisition de la nationalité française qui induisent des formes différentes, parfois concurrentes d'intégration politique, les logiques de politisation importées des pays d'origine (Algérie, Tunisie, Maroc...), les transpositions conscientes ou inconscientes des traditions collectives, les rythmes et les conditions de l'installation en France conditionnent l'usage des comportements politiques, et enfin l'intensité plus ou moins forte de l'intégration religieuse accompagne une diversité des orientations politiques."

De manière plus générale, et si l'on se réfère au travail de Carlos Pimentel ("Les tendances communautaristes dans les démocraties", in Nouveaux partis, nouveaux enjeux), la logique communautaire ne se manifesterait que lorsque le débat républicain déserte la place publique. En l'absence de vrais débats représentatifs et d'envergure nationale, où chaque citoyen est amené à se situer sur l'échiquier électoral, ces mêmes citoyens peuvent choisir de se situer politiquement par rapport à des logiques identitaires de type communautariste. C'est donc dans les brèches de l'identité républicaine que peuvent se manifester les identités communautaires et dans l'absence de perception d'un intérêt général que se réveillent les particularismes.

UNE RÉACTION À UNE CARENCE DU DÉBAT RÉPUBLICAIN

Carlos Pimentel ne voit dans le phénomène communautariste au niveau du comportement électoral qu'un mouvement cyclique et non une vraie lame de fond, en réaction à une carence du débat républicain ou à une conjoncture particulière de nature internationale (la situation au Proche-Orient en constituerait aujourd'hui un bon exemple).

Pour reprendre l'exemple de l'électorat juif, et en suivant Sylvie Strudel, on constate que cet électorat peut se regrouper plus facilement autour d'une cause ou d'un événement qui touche à ses fondements communautaires. On est face à un électorat qui est capable de se mobiliser de manière globale et cohérente en réaction à une cause particulière, mais pas nécessairement unifié dès lors que la cause se veut plus générale. Des mouvements qui restent toutefois complexes et aux multiples motivations. Pour Sylvie Strudel, "si la mobilité est collective, les facteurs qui la cristallisent sont nombreux et croisés, et agrègent des griefs, où il est parfois difficile de faire la part des logiques locales, nationales et internationales. Des mécanismes de mobilisation conjoncturels peuvent apparaître". Ainsi de l'électorat juif lors de son engagement en faveur de François Mitterrand en 1988, pour faire opposition à une droite trop proche, selon eux, de l'extrême droite renaissante.

"En France, une appartenance commune au judaïsme va de pair avec une diversités des options politiques, reflet de pratiques religieuse hétérogènes, d'appartenances sociales contrastées et de survivances culturelles diversifiées. Ce n'est que dans certaines conditions et dans une certaine mesure que l'on peut conclure à une forme identitaire du vote ou "vote juif". Les conditions désignent les enjeux constitués de manière saillante par certains électeurs : Israël, qui, par sa double dimension religieuse et symbolique, précipite - au sens chimique du terme - les comportements, menaces émanant du Front national, déclaration ou comportement interprétés comme hostiles émanant d'un homme politique."

Contrairement à d'autres nations dont la culture politique serait empreinte de communautarisme, ainsi des Pays-Bas, de la Belgique ou de la Suisse, la tradition française d'une République une et indivisible serait par trop prégnante pour ne serait-ce qu'accepter l'idée du communautarisme au niveau politique. L'adhésion à la République suppose pour le citoyen français de faire fi de tous types de particularismes, de dépasser les clivages particuliers afin de se prononcer en fonction de l'intérêt général.

Une orientation qui a, selon Sylvie Strudel, déteint sur l'étude sociologique du comportement électoral. "Dépendante de cette tradition politique, l'analyse électorale française a historiquement privilégié, depuis le début des années 1950, une approche psychosociale où les comportements politiques sont saisis comme des phénomènes individuels", précise la sociologue. Le vote communautaire prend toute son ambiguïté dans la tradition politique française. Et l'enjeu est double pour le citoyen français : d'un côté, il peut remettre en cause le monopole de l'Etat et conduire à son démembrement, de l'autre, il est créateur de fort lien social et produit une cohésion sociale inconnue en France.

"La logique communautariste naît de l'incapacité du débat public à énoncer les conflits qui traversent le corps social", selon Carlos Pimentel. C'est alors que sont mis sur le devant de la scène les divers critères d'identification de l'individu, particularismes sociaux, culturels, religieux, ethniques ou autres, qui peuvent amener à des pratiques de vote communautaire. Des pratiques qui ne sont qu'une variable parmi d'autres dans le comportement électoral des Français.

Si vote communautaire il y peut y avoir, il est toutefois peu envisageable que la seule variable communautaire soit décisive et véritablement fédératrice pour les individus. Pour reprendre Sylvie Strudel à propos de l'exemple juif, "en toute rigueur, les votes des juifs s'accompagnent parfois d'un "vote juif".

Erwan Le Duc

Pour en savoir plus :

  • Sylvie Strudel, Votes juifs. Itinéraires migratoires, religieux et politiques, Presses de Sciences Po, Paris, 1995.
  • Sylvie Strudel, article "Juifs" dans le Dictionnaire du vote, sous la direction de Pascal Perrineau et Dominique Reynie PUF, Paris, 2001.
  • Carlos Pimentel, "Les Tendances communautaristes dans les démocraties", dans Nouveaux partis, nouveaux enjeux, sous la direction de Françoise Dreyfus, Publication de la Sorbonne, Paris, 2000.